Tout bon récit populaire s’appuie sur des personnages bien campés. Henri Vernes n’a pas manqué d’entourer Bob Morane de nombreux personnages hauts en couleur et le succès de la série n’y est certainement pas étranger. En 200 aventures, l’aventurier en a ainsi rencontrés plusieurs milliers. Dans cette impressionnante liste, quelques figures régulières se détachent et constituent le cercle restreint des proches de Morane.

Bien entendu, l’amateur de psychologie fouillée et d’évocations subtiles risque d’être déçu, mais là n’est pas l’objectif. En digne héritier des littératures populaires juvéniles et fidèle à sa mission de producteur de lectures de grande consommation, Henri Vernes campe des types directement identifiables plus que des personnalités.

C’est ainsi que les méchants sont toujours affublés d’une laideur excessive tandis que les femmes sont toujours sublimes (et bien souvent eurasiennes). Les personnages portent sur leur corps, dans leurs attitudes et dans leurs paroles les caractéristiques qui déterminent leur rôle dans le régime du récit.

Du sidekick brut au grand cœur, au scientifique brillant mais tête en l’air, en passant par la beauté empoisonnée d’une ennemie finalement pas si hostile, les canons populaires sont respectés. Et si les ressemblances avec l’équipe qui accompagne un certain Tintin (mais l’on pourrait en citer d’autres) sont évidentes, cela témoigne moins d’une inspiration inavouée, comme l’a souvent rappelé avec un certain agacement Henri Vernes, que du caractère stéréotypé à l’extrême de ces personnages.

Loin d’être une faiblesse d’écriture, ce constat est la preuve qu’Henri Vernes maîtrise parfaitement les codes de son médium et les attentes de son public. Avec une série de personnages bien campés aux apparitions récurrentes, Henri Vernes organise son univers et y stabilise les enjeux, dès lors tout de suite repérables. Il installe ainsi une impression de familiarité propre à favoriser l’attachement des lecteurs, heureux de retrouver, d’épisode en épisode, l’univers, immédiatement disponible, qui les fait vibrer.

L’origine de Bob Morane est bien connue des amateurs du commandant.

Alors que la jeune collection Marabout Junior se cherchait une figure de proue, Jean-Jacques Schellens propose à son ami Bernard Heuvelmans de créer un nouveau héros pour une série inédite de romans d’aventures. Ce dernier, fondateur de la cryptozoologie et occupé à ses travaux de vulgarisation scientifique, refuse l’offre mais oriente le directeur de collection vers un certain Charles-Henri Dewisme qui, sous le pseudonyme d’Henri Vernes, inventera le célèbre aventurier.

Créé pour occuper un espace laissé vacant par la disparition des grandes figures des dime novels et des fascicules populaires, Bob Morane présente tous les traits du héros conventionnel. Ancien commandant de la Royal Air Force devenu opportunément journaliste pour la revue Reflets, Bob Morane, orphelin élevé par sa tante, est aussi un héritier. Ainsi libéré des préoccupations liées aux contingences matérielles, il peut se consacrer entièrement à sa mission première : la quête de l’aventure. Seule motivation qui l’anime de manière permanente, cette quête se révèle des plus faciles puisque, en bon héros classique, c’est la plupart du temps l’aventure qui vient à lui plutôt que l’inverse. Ainsi, qu’il survole une jungle épaisse à bord d’un avion (La Vallée infernale), qu’il se balade innocemment dans une fête foraine (Krouic) ou qu’il déambule dans son appartement (Opération chevalier noir), Bob doit moins partir sur les chemins de l’aventure que se rendre disponible à elle avec la certitude qu’elle ne manquera pas une occasion de l’entraîner dans son sillage.

Touche-à-tout génial, il sait à peu près tout faire : pilote exceptionnel, aucun véhicule, qu’il soit terrestre, maritime ou aérien ne lui est étranger ; expert dans de nombreuses techniques de combat, en premier lieu desquelles il faut placer le karaté ; il est également un polyglotte particulièrement doué. Enfin, héritage probable du célèbre Nyctalope inventé par Jean de La Hire, il est capable de voir dans le noir (du moins la plupart du temps, ce pouvoir disparaissant parfois dans certaines aventures).

Sur le plan physique, il répond également aux normes attendues : éternellement âgé de 33 ans, il est grand, athlétique et porte sur son visage les marques de son passé aventureux. Ses yeux gris acier et ses cheveux coupés en brosse (que l’auteur abandonnera progressivement pour une coupe « courte » plus intemporelle) achèvent le tableau et lui offrent une allure élégante et des plus charmeuses qui ne manque d’ailleurs pas de faire son effet sur la plupart des personnages féminins qui croiseront sa route. Littérature de jeunesse oblige, le héros, pourtant toujours bien entouré, sera quant à lui peu sensible aux charmes de ses partenaires.

Retrouvez, en suivant ce lien, la conférence de Christophe Corthouts consacrée à Bob Morane.

Plus proche ami de Bob, Bill Ballantine apparaît dès la première aventure en compagnie du commandant. Il n’acquerra cependant son statut de fidèle compagnon qu’un peu plus tard, au détour du vingtième volume de la série (Les chasseurs de dinosaures), numéro à partir duquel il accompagne Morane presque systématiquement.

Henri Vernes aurait appris à lire avec Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. On n’est dès lors pas étonnés de trouver du Porthos dans le géant roux : doté d’une force herculéenne, aussi fidèle qu’intègre, il manque parfois de délicatesse malgré son grand cœur.

Et pour cause, avec ses 2 mètres et ses 100 kilos, c’est un véritable géant qui ne cesse d’attirer l’attention tant tout chez lui est hyperbolique : ses cheveux roux en bataille surmontent un front de taureau, sa lourde mâchoire et ses mains, comme des battoirs, sont d’une aide précieuse lorsqu’il règle les problèmes par la force, ce qui est de loin sa méthode favorite. Les autres embûches trouveront une solution dans ses redoutables connaissances mécaniques.

Grand patriote, il ne manque jamais une occasion de rendre hommage à sa terre natale en ingurgitant d’énormes quantités de whisky de la marque Zat 77. Mais, en cas de pénurie, il pourra rendre honneur à d’autres breuvages (comme l’hydromel qu’il conserve soigneusement et transporte comme le plus précieux des trésors à travers les mondes d’Ananké).

Chargé d’apporter une touche humoristique au récit, il permet également à Henri Vernes d’assurer les dialogues avec le héros. Car ceux-ci sont un des vecteurs favoris du récit. Abondants, stéréotypés à outrance, les échanges entre Ballantine et Morane participent de la familiarité du récit. Le lecteur, en bon droit, attend dans chaque volume les répliques, devenues célèbres, que s’échangent les deux amis.

Apparu dès la deuxième aventure de Bob (La Galère engloutie), Aristide Clairembart est le second compagnon le plus fidèle de Morane. Il apparaît dans près d’une quarantaine d’aventures.

C’est dans le roman Un aviateur de 15 ans d’Arnould Galopin, et plus particulièrement dans le personnage d’Onésime Paturel, qu’Henri Vernes puisa l’inspiration pour créer le professeur. Vieux savant à l’âge fluctuant mais en tout cas respectable, il reste en très grande forme. Légèrement excentrique, il porte une barbiche de chèvre et des lunettes cerclées. Passionné d’archéologie, il a développé un goût certain pour les langues, surtout mortes, et maîtrise ainsi une centaine d’idiomes : de l’égyptien classique au moins conventionnel langage Yeti. Rien d’étonnant pourtant ici car sa passion première se porte sur les civilisations antédiluviennes et raccroche souvent le personnage aux registres du fantastique et de la science-fiction.

Infatigable chercheur, il traque les traces du peuple atlante et de l’Empire Mu. Ces civilisations originelles et imaginaires rattachées à une origine extraterrestre trouvent certainement leur inspiration dans une mode tout droit venue des États-Unis et des pulp magazines. En effet, les civilisations interplanétaires ayant précocement peuplé la Terre alimentent l’imaginaire des auteurs d’outre-Atlantique dès les années 1930, comme en atteste, par exemple, une nouvelle comme “Les Montagnes Hallucinées” de Lovecraft publiée en 1936.

Dernière arrivée dans le trio formé avec Clairembart et Ballantine, Sophia Paramount est la seule figure féminine du cercle, restreint, des plus fidèles compagnons de Bob Morane. Elle apparaît dans la série à partir de la soixante-neuvième aventure (S.S.S. sorti en 1964) et prend, au fil du temps, une place de plus en plus importante dans la saga.

Orpheline, elle porte le nom de sa mère. Courageuse et intrépide, elle est reporter pour un journal londonien, le Chronicle, et se révèle être une grande spécialiste du combat à mains nues, puisqu’elle maîtrise aussi bien le judo que le ju-jitsu ou encore le karaté. C’est en somme une sorte d’alter ego féminin de Bob. Elle est évidemment dotée d’une grande beauté mais la relation qui la lie au commandant est moins ambiguë que pour les autres personnages féminins de la saga. C’est avant tout une amie fidèle qui aidera régulièrement Bob dans sa lutte contre l’Ombre Jaune. Elle rejoindra d’ailleurs la Patrouille du Temps en tant qu’agent extraordinaire du colonel Graigh.

Jeune eurasienne à la troublante beauté et au rôle ambigu dans la saga moranienne, Tatiana Orloff, Tania pour les intimes, semble être une esquisse dont s’inspirera Henri Vernes pour créer, quelques années plus tard, le personnage de Miss Ylang-Ylang.

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Au-delà d’une description physique relativement similaire, elle partage avec la cheffe du SMOG de nombreuses caractéristiques dont la plus évidente est certainement son statut ambivalent auprès de Bob. Orpheline (c’est décidément un fléau bien contagieux chez Henri Vernes) et élevée par son oncle qui n’est autre que l’Ombre Jaune, elle est partagée entre l’amour qu’elle porte à ce dernier et celui, moins filial, qu’elle éprouve pour Bob. Un déchirement qui l’amènera régulièrement à aider secrètement le commandant aux dépens des projets de son oncle. Ses multiples trahisons n’échappent certainement pas à Monsieur Ming qui trouve là d’excellentes occasions de prolonger, d’épisodes en épisodes, la lutte contre son meilleur ennemi.

Du côté des gentils, Henri Vernes peine à créer des personnages féminins réellement intéressants. Souvent cantonnées à un rôle de victime à secourir, infantilisées et réduites à leur physique avantageux, les compagnes de Bob sont certainement un des aspects les plus discutables de la saga moranienne (d’autant plus que le phénomène va en s’amplifiant au fil des années, contrairement à la dimension colonialiste largement abandonnée avec le temps). Ainsi, la manière dont il les interpelle systématiquement par l’expression « petite fille » peut légitimement paraître dérangeante, d’autant plus quand il est précisé dans le texte que la petite fille en question en est réellement une (L’œil de l’Iguanodon et son héroïne d’à peine 15 ans).

Quoi qu’il en soit, si les descriptions suggestives ne sont pas que l’apanage des amies de Bob, les méchantes ont droit à un réel développement et font partie des personnages les plus intéressants de la saga.

Au premier rang, il faut évidemment citer Miss Ylang-Ylang. Bien que jeune et très belle, c’est une véritable femme de caractère à la tête d’une des plus importantes organisations criminelles au monde, la mystérieuse SMOG.

Sa première apparition, dans Terreur à Manicouagan (1965), quoique discrète, reste un moment important dans l’œuvre moranienne et définit déjà les caractéristiques du personnage : silhouette furtive au parfum entêtant, elle mettra Bob en échec dès leur première rencontre. Le ton est donné.

Sa beauté, évidente, ne sera mise en avant que plus tard. Comme toujours chez Vernes, elle est renversante et la célèbre couverture de Un parfum d’Ylang-Ylang signée Pierre Joubert viendra confirmer à merveille le caractère ambigu du personnage. Car, parfaitement consciente de ses atouts, elle sait faire de sa beauté une arme et ne manque pas d’envoûter ses adversaires. Si cela n’est pas suffisant, sa maîtrise des armes en fait une redoutable combattante dont il faut se méfier.

Son amour pour Bob est bien connu et est resté dans la mémoire des fans par une litote que ne désavouerait pas Corneille : « Je voudrais que vous sachiez, Bob, dit-elle, que je n’ai jamais vraiment pu vous haïr. » (Commando épouvante).

Le destin de Bob est régulièrement soumis à son bon vouloir et elle ne manquera pas une occasion de sauver le pauvre aventurier mis en difficulté par Roman Orgonetz, autre membre du SMOG, ou, plus récemment, par l’Ombre Jaune elle-même.

Moitié Milady, moitié Catwoman, Miss Ylang-Ylang incarne à merveille ses personnages de femmes fortes qui font le sel des littératures populaires.

Travaillant, comme Miss Ylang-Ylang, pour l’organisation SMOG, Roman Orgonetz partage pourtant bien peu de caractéristiques avec la belle eurasienne. Loin du statut ambigu de cette dernière, il est l’incarnation même du Mal dans tout ce qu’il a de caricatural.

Apparu assez tôt dans la saga (dans Mission pour Thulé en 1956), il est d’une laideur épouvantable, toujours mal habillé et animé des sentiments les plus noirs, il est l’antithèse même de Morane. Ses dents, entièrement en or, achèvent de dépeindre le tableau de ce personnage excessif dans son apparence comme dans ses réactions.

Égoïste, il n’est même pas fidèle à son organisation puisqu’il ne manque pas une occasion de servir ses intérêts, notamment financiers. Systématiquement mis en déroute par Bob, bien souvent avec l’aide de Miss Ylang-Ylang qui ne semble pas le porter dans son cœur, il lui voue une haine absolue.

C’est l’autre grand méchant de la saga. L’Ombre Jaune, par ses motivations moins convenues, se révèle être un personnage bien plus intéressant que Roman Orgonetz.

Tout d’abord la relation qui le lie à Bob Morane est relativement complexe. Apparu pour la première fois en 1959 dans l’aventure La Couronne de Golconde, il y est sauvé par Bob. De là, naîtra une sorte de connivence entre eux, par ailleurs renforcée par les valeurs communes qui les rapprochent. Loin de jouer uniquement pour sa cause personnelle, L’Ombre Jaune combat avant tout la civilisation occidentale avec tout ce qu’elle charrie comme destruction des hommes, des cultures et de la Nature. En somme, une ligne idéologique proche de celle de Morane. Seules les méthodes pour la défendre les séparent. Véritable pionnier de l’écoterrorisme, il met sa formidable intelligence au service de ses combats et, en génial inventeur, il multiplie les innovations techniques.

Il est ainsi à l’origine du fameux duplicateur (Le retour de L’Ombre Jaune). Ce produit typique des récits de science-fiction est capable de produire indéfiniment des clones de l’Ombre Jaune et ainsi le soustraire à la mort. Cette formidable machine à fabriquer des corps neufs, génère également une infinité de récits et assure ainsi le renouvellement de la série en permettant à tout moment de remettre à zéro le compteur des enjeux. Car s’il récupère son corps et son esprit, sa mémoire récente semble, elle, être perdue. Ne sachant dès lors plus qu’il est imprudent d’expliquer à Bob les tenants et aboutissants de son plan machiavélique avant que celui-ci ne soit mis à exécution et toujours oublieux que sa chère nièce, Tania Orloff, peut le trahir à tout moment pour les beaux yeux du commandant, il retombe, d’aventures en aventures, dans les mêmes erreurs qui le condamnent à l’échec.

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