Avec plus de 200 aventures à son actif, la série Bob Morane se caractérise par un foisonnement d’univers et de décors. Cette diversité est certainement l’un des tours de force de la série qui a réussi à maintenir son lectorat et à garder une certaine cohérence interne tout en voyageant entre les espaces, les époques et les genres littéraires. C’est d’ailleurs dans cette diversité, dans cette multitude que réside les talents d’écrivain d’Henri Vernes. Car Bob Morane est un héros en pâte à modeler aussi bien à l’aise dans les jungles luxuriantes des récits d’aventures, que dans les bas-fond de villes asiatiques des récits d’espionnages. Il troque sans problème sa machette pour un pistolet laser et s’il trouve au fond de l’océan un vaisseau peuplé d’extraterrestres, il y fera face avec autant de courage que lorsqu’il doit se défaire d’un serpent venimeux ou d’une entité maléfique revenue d’entre les morts.

C’est cette plasticité qui fait la force de la série. Henri Vernes, excellent lecteur, dévoreur de récits populaires et de littérature de genre, nourrira sa série d’innombrables influences, si bien que même les spécialistes peinent à en mesurer l’ampleur. Mais l’auteur est également attentif aux modes de son temps et n’hésite pas à explorer les genres lorsque ceux-ci connaissent un véritable succès public : l’espionnage dans les années 1960, la science-fiction dans les années 1970 (période à laquelle il développe la fameux Cycle du Temps) pour ne citer qu’eux.

Petite exploration des genres de Bob Morane.

En digne héritier des héros populaires du début du XXe siècle, Bob Morane, écrit à partir des années 1950, s’inscrit, dès sa première apparition, dans la riche, mais alors moribonde, tradition du roman d’aventures. Ce dernier, qui avait connu son âge d’or à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, s’était peu à peu dilué dans d’autres genres ayant progressivement acquis leur indépendance, aux premiers rangs desquels il faut citer le policier et la science-fiction.

Le héros d‘Henri Vernes ne tardera évidemment pas à céder au chant des sirènes de la modernité. C’est même là qu’il trouvera matière à se renouveler et à dominer l’édition jeunesse pendant plusieurs dizaines d’années. Néanmoins, les premiers titres ne dépareraient pas les séries bleues des éditions Tallandier et la tradition des récits d’aventures géographiques illustrés par Louis Boussenard, Paul D’Ivoi ou encore, et surtout, Jules Verne.

Ainsi, La Vallée Infernale, premier volume de la collection, nous entraîne dans les forêts de Nouvelle Guinée sur la piste d’une peuplade secrète et méconnue.

Avec cette livraison initiale, Henri Vernes pose les bases de son univers. Une bonne partie de l’intérêt du récit réside dans le dépaysement que cette expédition offre au lecteur. Le petit cahier pédagogique qui termine le volume confirme l’intention éditoriale. C’est bien sur le décor exotique que mise Marabout pour assurer le succès de sa nouvelle licence.

Tout au long des plus de 200 titres qui constituent la série, une petite moitié répond assez bien à la définition du genre de l’aventure géographique, dans sa forme populaire et juvénile. Bob Morane est un infatigable globe-trotteur et un véritable aventurier qui se confronte aux derniers espaces reculés de la planète. Si cette veine perdra de son intérêt au fil des années et des publications (les espaces méconnus sur la planète sont déjà rares dans les années 1950, pratiquement inexistants à partir des années 1970), Henri Vernes continuera pourtant de l’explorer jusqu’à l’aube des années 2000. Citons, par exemple, La Fille de l’Anaconda, paru en 2001, où Morane se confronte aux indiens Bravos   de la vallée du lac Bleu au Pérou (explorée pour la première fois dans Tempête sur les Andes en 1958).

Dans l’écurie Marabout, le personnage qui incarne le récit d’espionnage est assurément Nick Jordan, créé par André Fernez et héros de 41 romans parus à partir de 1959.

Pour autant, même si Bob Morane est présenté par son auteur comme un éternel électron libre, ni attaché à un quelconque service ni soumis à la moindre nation, il ne manque pas une occasion d’aider un ami, qu’il soit simple éleveur de poules ou patron de la CIA. Ainsi de La Fleur du sommeil à Oasis K ne répond plus en passant par Mission à Thulé, les pérégrinations du commandant le mèneront, dans plusieurs dizaines d’aventures, à flirter avec le roman d’espionnage.

Comme souvent avec Henri Vernes, l’utilisation de ce genre se fera moins sur le mode de la fidélité que par prétexte à puiser quelques motifs propres à renouveler ses récits. Héros intemporel et marqué du sceau de la fiction, Bob Morane s’embarrasse peu des traits de réel qui font l’intérêt du véritable roman d’espionnage. Le lecteur sera bien en peine de trouver la mention d’une véritable organisation terroriste ou d’un événement politique réel. S’y substitue la puissante et mystérieuse organisation SMOG, vendue à d’inconnues puissances étrangères et menée d’une main de maître par l’envoûtante Miss Ylang-Ylang.

S’il s’affranchit du souci de coller à l’actualité politique et sociale, le genre de l’espionnage dans sa version moranienne est tout de même l’occasion pour son auteur de formuler, plus qu’à son habitude, quelques remarques personnelles sur son temps. Et l’on peut lire, au détour de plusieurs de ces romans, les préoccupations qui animent Henri Vernes : une certaine méfiance envers la modernité (étrange paradoxe dans une série comme Bob Morane) et les faux-semblants des démocraties occidentales ; une réelle conscience écologique et une défense au long cours des civilisations traditionnelles.

Mais l’espionnage est avant tout chez Vernes la voie naturelle qui mène à la science-fiction. En retraçant le parcours qui voit l’aventurier passer des jungles profondes de ses débuts aux voyages temporels des années 1970, l’espionnage s’y révèle être un élément pivot. Par sa propension à multiplier les inventions secrètes et les innovations techniques, le genre se prête naturellement à un glissement vers l’anticipation, qui s’amorce d’ailleurs dès les années 1950.

Confronté rapidement à l’essoufflement d’un genre qu’il estimait trop limité, Henri Vernes va s’éloigner de l’aventure géographique pure : « La science-fiction et le fantastique m’ont permis de diversifier les aventures de Bob Morane, d’éviter que ce soit toujours la recherche du même trésor, la même fille en danger, la même veuve éplorée à protéger. La science-fiction offre des possibilités d’élargir les sujets », confiera-t-il lors d’une interview menée par Yves Croupie.

Et c’est vrai qu’il ne faut pas attendre longtemps avant de voir apparaître les premières thématiques propres à la science-fiction. Dès 1955, Henri Vernes s’y attelle dans Les Faiseurs de désert. Cette septième aventure du commandant a cela d’hybride qu’elle amorce et annonce le virage de la série vers une plus grande diversité thématique. Le récit, plutôt d’espionnage, mêle décors exotiques (île quasi déserte et forêt inexplorée sont au programme) et inventions relevant de la spéculation scientifique (un virus capable de détruire toute la végétation de la planète). On connaît l’importance des sciences dans la saga moranienne. Fidèle à cette tradition encyclopédique propre à la littérature destinée à la jeunesse, Henri Vernes s’est toujours attaché à l’actualité de son temps et a rarement manqué une occasion de mettre en scène une découverte scientifique ou une innovation technique. C’est d’ailleurs par ce biais qu’il introduira prudemment les motifs de la SF.

De l’anticipation légère à la plus pure spéculation fantaisiste, il n’y a pour autant qu’un pas qu’il franchira rapidement dans ce qui peut être qualifié poliment d’hommage à la Guerre des mondes de H. G. Wells : Les Monstres de l’espace paru en 1956. Mais le recours aux thématiques science-fictives deviendra systématique à la fin des années 1960 comme en témoigne notamment la création du Cycle du Temps. Celui-ci fait partie de l’un des nombreux cycles élaborés par Vernes qui lui permettent de s’affranchir de la contrainte inhérente à la série qui veut que la fin du roman rende les personnages dans leur état initial et dans la situation de départ.

Les années 1970 correspondent ainsi à un véritable virage dans la saga qui, d’héritière de l’âge d’or de la littérature d’aventures, épousera la mode de son temps et passera plus franchement à la science-fiction dont le succès explose alors. Cette dernière ne dépasse pour autant pas le stade de décor et sort rarement de son statut de réservoir à idées propres à renouveler la série. Certes, plusieurs dizaines de romans peuvent être rattachés à la science-fiction mais Henri Vernes reste un redoutable recycleur plus qu’un véritable créateur et l’excellent lecteur qu’il est, sait où puiser matière pour nourrir son infatigable héros.

Henri Vernes est fidèle en amitié et celle qui le lie à Jean Ray est bien connue. L’incursion de Bob Morane dans les univers glauques du fantastique y est logiquement liée. Un alter-ego fictionnel à Jean Ray, nommé Tiger Jack fera d’ailleurs quelques apparitions notables auprès du commandant dans Trafics aux Caraïbes (1961) et Les Spectres d’Atlantis (1972).

Mais l’influence dépasse le simple clin d’œil et une série de romans portent indéniablement la patte du maître gantois de l’épouvante. C’est notamment le cas dans plusieurs volumes du Cycle de l’Ombre Jaune qui, s’il s’inscrit globalement dans une dynamique science-fictive, présente quelques traits fantastiques voire horrifiques. En témoignent par exemple les effrayants Dacoïts. Cette chair à canon de Monsieur Ming n’a certainement pas manqué de figer d’effroi le jeune lecteur à chacune de ses apparitions.

La confrontation à des populations perdues et primitives est souvent l’occasion de traverser la mince frontière qui sépare le monde réel du fantastique. Dans cette quête des origines entamée dès la troisième aventure du héros (Sur la piste de Fawcett en 1954), Morane se retrouve régulièrement sur les traces de peuplades imaginaires. C’est notamment le cas dans le diptyque Opération Atlantide et Les Spectres d’Atlantis. Notre héros y est confronté à d’étranges hommes-poissons dans des cités sous globes faisant écho à l’œuvre de H.P. Lovecraft. L’architecture « non-euclidienne » et les noms comme Ryleh, Dagon ou encore Zoddogh ne sont évidemment pas étrangers aux écrits de l’auteur américain.

Mais dans le genre fantastique, le Cycle d’Ananké est certainement le plus remarquable. Entamé en 1974 et constitué de cinq romans et une nouvelle, ce cycle part d’un postulat purement fantastique : une porte donne sur un monde parallèle appelé Ananké. Celui-ci est constitué de douze univers différents séparés par des murailles concentriques dont le seul passage est représenté par une rosace en forme d’heptagone. Bob et Bill devront traverser l’ensemble de ces univers pour atteindre l’unique sortie d’Ananké. Chaque passage constitue une occasion d’explorer un motif fantastique : hommes-bêtes, vampires, monstres en tous genres… Jusqu’à un retour à la normale sous forme de question : « tout cela était-il bien réel ? ». Quoi de plus fantastique en somme ?

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